Nadjat, c’est une femme qui n’a jamais vraiment suivi les codes. D’abord parce que contrairement à beaucoup de ses compatriotes ayant fait leurs études en France, elle a décidé de retourner au pays après son bac. Et puis parce qu’elle a décidé de mettre son diplôme d’architecte au service d’un projet entrepreneurial familial, bien éloigné a priori, de son domaine d’expertise. Elle le dit elle-même, “c'est une aventure originale”. Une aventure née de discussions entre frères et sœurs qui a donné naissance à une innovation aux ambitions multiples, et aux usages pluriels. En réimaginant des systèmes frigorifiques qui fonctionneraient à l'énergie solaire, le projet SHEMS WA TEBRID a pour ambition de mettre fin à l’insécurité alimentaire. Assurer le respect de la chaîne du froid, proposer aux agriculteurs un système frigorifique qui conserverait leurs productions, approvisionner des territoires isolés, transporter des médicaments… l’impact socio-économique, humain et environnemental que promet cette innovation est immense. Nadjat revient sur la naissance de ce projet, et la façon dont l’Académie des talents méditerranéen l’accompagne dans son développement. Rencontre.
ATM: Bonjour Nadjah, merci de nous accorder cet entretien ! Pour les personnes qui ne te connaissent pas encore, pourrais-tu te présenter toi et ton projet ?
Bien sûr! Je m’appelle Nadjat Cheriguene, j’habite à Oran, en Algérie et je suis architecte de formation. J’ai grandi et fait ma scolarité en France avant de revenir après le bac en Algérie où je suis née et où j’ai décidé de poursuivre un cursus universitaire en architecture et urbanisme. Pendant mes études, j'ai beaucoup appris de ma grande sœur qui travaillait dans les systèmes solaires thermiques et photovoltaïques à travers des stages… sans me douter que ces expériences marqueraient le début d’un projet familial d’ampleur !
Je suis la cadette d’une fratrie de 6 enfants. Je me suis depuis toujours intéressée aux défis que chacun rencontrait dans son secteur d’activité respectif, et je posais beaucoup de questions. Mon frère aîné, par exemple, est un agronome qui a toujours été au contact d’agriculteurs. Il les a vu se faire maltraiter par un système aliénant et ingrat : malgré un dur labeur au quotidien, la vente de leurs produits ne couvrait que rarement leurs coûts de production. Plusieurs années de suite, les agriculteurs algériens ont eu un surplus de production, comme celle de la pomme de terre ou de la tomate qui leur a été difficile à gérer en raison du manque de stockages et de transports frigorifiques. Les productions pourrissaient littéralement en route !
En discutant de ces problématiques entre nous, nous nous sommes rendu compte que nous pouvions utiliser nos compétences personnelles pour créer une solution pour ces agriculteurs : un système frigorifique fonctionnant à l'énergie solaire.
SHEMS WA TEBRID a mis en place des systèmes frigorifiques 100% solaires fonctionnant en courant continu (12V 24V 48V) et produisant du froid positif ou négatif sans onduleur. Le photovoltaïque alimente en bas voltage le système frigorifique et permet ainsi de diminuer les déperditions énergétiques et d’augmenter la puissance frigorifique. Le projet repose sur notre équipe familiale avec mes trois sœurs, mes deux frères et moi. Finalement chacun d'entre nous a changé de voie professionnelle pour se lancer dans cette aventure. Nos diplômes et nos compétences professionnelles différentes mais complémentaires ont été mises au service de ce projet. Par exemple, moi et mes diplômes d’architecte travaillons sur le design des entrepôts. Mes frères et sœurs travaillent dans les domaines des énergies renouvelables, de la transition énergétique, de l’agronomie, du développement durable et de l’aménagement du territoire.
ATM: Et comment s’est concrétisée cette idée ? Où en êtes-vous aujourd’hui?
On a d’abord fait beaucoup d’essais au démarrage. Ensuite, nous avons commencé à présenter cette innovation sur le terrain. Nos premières démarches ont commencé en 2014, mais à cette époque nous n’avons pas été pris très au sérieux : pour l'immense majorité de nos interlocuteurs étatiques et privés en Algérie, les énergies renouvelables n’étaient ni d’actualité, ni profitables. Il y a ensuite eu un changement de régime avec la création en 2020 d’un ministère dédié aux startups qui a permis de changer les mentalités grâce à une véritable volonté politique de miser sur le potentiel des énergies renouvelables et de la transition énergétique. Nous avons pu ainsi nous rapprocher de plusieurs incubateurs pour obtenir des aides, à l'instar de l’ADMPE incubateur étatique à Oran, puis de FILAHA INNOVE incubateur privé à Alger. Nous étions enfin entendus ! Cette effervescence nous a alors permis de développer notre projet, d’obtenir le label d’innovation du ministère des startups ainsi que notre premier brevet d’invention.
Aujourd’hui nous sommes en phase active de recherche de financement. En parallèle, nous sommes dans l’attente de finaliser notre enregistrement en bonne et due forme auprès du registre du commerce, ce qui est normalement prévu pour le mois de mars 2023 ! Car en effet, sans cette inscription légale, au plan juridique nous ne pouvons toujours pas commencer la vente de nos produits. Aujourd'hui, pour résumer en une phrase, après une année entière consacrée au développement de notre innovation, nous entamons une levée de fonds et finalisons la création de l'entreprise !
‘’Nous offrons de la flexibilité, de l’autonomie et de la mobilité au client, il peut installer son projet selon ses préférences et non plus selon les dispositions des lignes du réseau électrique.”
ATM: Ce projet est vraiment impressionnant et repose sur un potentiel immense ! Avez-vous l’ambition d'en faire bénéficier l'ensemble du bassin méditerranéen - et pourquoi pas au delà- de cette innovation ?
Oui tout à fait ! Ce projet est profondément méditerranéen, mais aussi global. Comme tu le sais les problèmes que l’on rencontre en Algérie, on les retrouve également dans les pays du pourtour méditerranéen. On peut donc imaginer le projet appliqué aux produits halieutiques, au secteur de la logistique en imaginant les systèmes frigorifiques capables de faire de plus grandes distances, tout en garantissant la durabilité du mode de transport. Mais de notre projet peuvent découler d’autres innovations comme de l’électroménager solaire. Les possibilités sont multiples mais une chose est sûre : elles permettent véritablement d’améliorer très sensiblement les conditions de vie de nombreuses personnes.
ATM: Parle-moi maintenant de ce que le programme de l’Académie a pu t'apporter? Avec quels impacts pour ton projet?
J’ai postulé au programme car j'étais intriguée par ses différentes facettes. Et notamment par l’importance donnée à l’espace méditerranéen. Comme tu l’as compris, notre projet a l’ambition d’aider le plus de monde possible et d’avoir un impact positif et réel dans la région. Le programme nous a donc semblé pertinent et j’y ai candidaté ! Et mes intuitions se sont révélées être bonnes puisque le programme m’apporte beaucoup. Il m’a d’abord permis de prendre de la hauteur par rapport à mon environnement quotidien, afin d'envisager des problématiques à l’échelle méditerranéenne. Avec les masterclass j’en apprends davantage sur ses enjeux. Grâce à l’accompagnement projet, j’arrive à consolider notre idée (dans mon cas, le business plan). Et enfin grâce à la visibilité apportée par le programme, j’ai pu faire des rencontres de haut niveau ! Notamment lors du forum Méditerranée du Futur à Marseille où j’ai pu m’entretenir avec le Wali d’Oran.
“Depuis l’Académie, ma perception de la Méditerranée a changé. Maintenant je la perçois vraiment comme un espace commun.”
ATM: L’Académie c’est aussi une cohorte à l’effectif réduit que tu as rencontrée à Marseille lors de la retraite de Marseille. Tu peux me parler de ce groupe?
La retraite de Marseille a été une très belle aventure humaine. Nous nous sommes tout de suite bien entendus entre Académiciens. C’était très intéressant et inspirant d’en apprendre plus sur les projets de chacun, de donner et de recevoir des conseils, et de se rendre compte que malgré nos différences, nous sommes confrontés aux mêmes problématiques, mêmes questionnements. C’était rassurant de voir que nous n’étions pas seuls. Nous sommes soutenus et motivés tout au long de la retraite, et au-delà. Encore aujourd’hui, nous gardons contact en dehors de l’Académie.
“Il y a eu un avant et un après “Martin Serralta (intervenant lors de la retraite)”. Désormais mes objectifs sont bien définis, et mon pitch est plus percutant.”
ATM: Pour terminer cet entretien, comment envisages-tu l’après-programme?
J’aimerais que l’esprit de l’Académie perdure dans le temps. Si nous voulons réellement construire une Méditerranée durable, il faut entretenir un lien entre les cohortes. J’imagine un système de parrainage qui permettrait d’aider les futurs académiciens dans leurs projets mais aussi de partager des conseils entre binômes. Je ne sais pas dans quelle mesure je pourrais soutenir un jeune porteur de projet issu d’un autre pays, mais je serai heureuse d’apporter mon expertise à un confrère ou une consoeur algérienne.
“On ne s’engage pas dans une aventure comme celle-ci pour un investissement à court terme. Pourquoi pas parrainer un participant en Algérie ?”
Merci à Nadjat de nous avoir accordé cette interview, et de nous avoir présenter son projet impactant ainsi que son parcours inspirant au sein de l’Académie !
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